
ACTUALITÉ : Le Mexique confronté à de multiples défis en matière de droits humains dans un contexte d’instabilité mondiale
28/05/2025
ARTICLE : Documenter pour rendre visible – L’Obse du Chiapas face à la violence contre les défenseur.e.s des droits de l’homme
28/05/2025« Nos plumes se font épées,
nos vers combattent l’oppression.Nous crions au monde entier : Assez de violence !
car nous méritons de vivre en paix et dans la dignité.»Juana de Ibarbourou
L e 19 mars, à l’occasion de son 36e anniversaire, le Centre des droits humains Fray Bartolomé de las Casas (Frayba) a présenté son rapport « Le Chiapas, au milieu d’une spirale de violence armée et criminelle (Entre chaos gouvernemental, crime organisé et options de lutte et de résistance) », qui cherche à documenter les événements survenus dans cet état entre janvier 2023 et juin 2024. À partir de données documentaires provenant de sources directes, ce rapport analyse le contexte dans lequel les mouvements de résistance et les processus alternatifs luttent contre la violence structurelle et criminelle, ainsi que les principales violations des droits humains dont ils sont victimes.
Déplacements forcés : une plaie ouverte omniprésente au Chiapas
Au Mexique, diverses formes de violence ont atteint des niveaux alarmants, entraînant de graves violations des droits humains. Cette situation est exacerbée par des facteurs tels que la corruption, la marginalisation, l’impunité et l’inefficacité des mécanismes d’accès à la justice. Ces conditions poussent les personnes à abandonner leur lieu d’origine.
Au Chiapas, l’un des états historiquement les plus touchés par ce problème, les familles ressentent non seulement la douleur de quitter leur foyer, leurs biens et leur terre, mais doivent également voir leurs familles et leurs communautés séparées, ce qui a de graves répercussions sur leur santé physique et mentale ainsi que sur leur mode de vie. Elles sont souvent contraintes de repartir à zéro dans des contextes hostiles.
Dans son rapport, le Frayba recense 20 cas de Déplacement Interne Forcé (DIF), qui ont fait environ 15 780 victimes. Ces personnes sont originaires des municipalités de Pantelhó, Frontera Comalapa, Chicomuselo, Oxchuc, Las Margaritas, Huixtán, Chenalhó, Ocosingo, La Trinitaria, Socoltenango, La Concordia, Bella Vista et Tila. Dans la seule région de la Frontière et la Sierra, 8 190 personnes ont été déplacées par le crime organisé (CO).
Entre juin 2024 et mai 2025, les zones de silence imposées par la violence criminelle, la méfiance généralisée envers les autorités et la désintégration du tissu communautaire ont rendu difficile pour des organisations comme le Frayba de contacter directement les victimes et d’obtenir un nombre précis de personnes déplacées. Dès le début, ces événements ont provoqué une dispersion des populations plutôt qu’une concentration locale : certains ont cherché refuge auprès de leurs proches en zone urbaine, d’autres ont survécu en louant des appartements, voire en vivant dans la rue, ce qui a rendu leur localisation et leur suivi très difficiles.
De plus, il a été démontré que certaines personnes souhaitant retourner chez elles doivent actuellement payer des amendes allant de 50 000 à 100 000 pesos, des sommes difficiles à obtenir pour des personnes ayant subi un déplacement forcé et n’ayant pas eu accès aux soins de santé, à l’éducation ou à une vie décente. Les garanties d’un retour sûr et digne sont inexistantes. Si des opérations policières et militaires ont été déployées, elles ne sont pas permanentes et ne répondent pas au problème sous-jacent : les groupes criminels qui maintiennent encore aujourd’hui une présence et un contrôle sur les territoires ne sont ni désarmés ni démantelés.
Personnes disparues au Chiapas : un problème croissant
En novembre 2023, la Frayba a publié le rapport « Toucher le vide », qui aborde le problème croissant des personnes disparues au Chiapas. Selon les données présentées, entre 2019 et 2023, les cas de disparitions dans cet état ont augmenté de 358 %. Cette augmentation est principalement due à l’intensification des conflits territoriaux entre groupes criminels, qui cherchent à contrôler la vie sociale, économique et politique des communautés, utilisant la peur comme un outil pour freiner toute forme d’organisation sociale ou d’autonomie territoriale. Bien que ce phénomène ne soit pas nouveau dans le pays, il prend de l’ampleur au Chiapas, notamment dans les régions de la Sierra et de la Frontière.
La disparition de femmes est particulièrement préoccupante : elle est bien supérieure aux statistiques nationales, dépassant largement la moyenne nationale de 25 % et atteignant plus de 60 %. Elle touche principalement les fillettes et les adolescentes. Un grand nombre de ces disparitions est lié à la traite et à l’exploitation sexuelle.
La situation des enfants et des adolescents confrontés à ce phénomène est tout aussi alarmante. L’âge le plus fréquent des disparitions est de 15 ans, et les adolescentes sont les plus souvent portées disparues. Autre fait révélateur de la gravité de la situation au Chiapas : à l’échelle nationale, deux personnes sur dix de cette tranche d’âge sont toujours portées disparues, mais dans cet état, ce chiffre atteint trois sur dix. Les zones les plus touchées sont Tuxtla Gutiérrez, San Cristóbal de las Casas, Tapachula, Comitán de Domínguez et Palenque. Selon le Réseau pour les droits des enfants et des adolescents du Chiapas (REDIAS), entre 2020 et 2024, le nombre d’enfants et d’adolescents disparus s’élevait à 2 223, soit une moyenne de 1,5 disparition de mineurs par jour.
Attaques continues contre les défenseur.e.s des droits humains et les journalistes

Présentation du rapport « Le Chiapas, au milieu de la spirale de la violence armée et criminelle » © Frayba
« La défense des droits humains, la lutte pour la vérité et la justice, transforme les personnes impliquées en cibles d’attaques de la part de divers acteurs. À de nombreuses reprises, le système judiciaire lui-même est utilisé pour faire obstacle aux activistes. Ainsi, au Chiapas, comme les années précédentes, nous observons la criminalisation de personnes qui, par leurs revendications et leurs luttes, entravent les intérêts de l’État et d’autres acteurs privés, légaux et illégaux », indique le rapport, citant plusieurs exemples de cette tendance.
Il faut également reconnaître qu’en raison de la peur constante de dénoncer et de l’impunité qui caractérise ces événements, pour chaque attaque rendue publique, d’innombrables cas restent occultés.
Les défenseur.e.s des terres et des territoires sont parmi les plus touchés, et la gravité des attaques est souvent plus grande. Le massacre survenu à Nueva Morelia, dans la municipalité de Chicomuselo, le 12 avril 2024, contre 11 personnes (dont une famille qui s’opposait à la violence criminelle et à l’exploitation minière), en est un exemple. Comme le diocèse de San Cristóbal de Las Casas l’a souligné dans sa déclaration suite aux événements, ce territoire a été dévasté « par la violence générée par le contrôle du territoire et l’intérêt latent de groupes criminels de poursuivre l’exploitation minière ; ils agissent en toute impunité ».
Des leaders religieux ont également été la cible d’attaques. Parmi les cas les plus graves abordés dans le rapport, le 20 octobre 2024, le prêtre Marcelo Pérez Pérez, défenseur des droits humains et artisan de la paix, a été exécuté extrajudiciairement à San Cristóbal de las Casas, malgré les mesures de précaution ordonnés par la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH).
Les communicateurs et les journalistes ont également vu leur champ d’action limité par la montée de la violence. La journaliste Ángeles Mariscal a déclaré : « Ce que nous vivons au Chiapas est l’un des pires cas de violence que j’aie jamais connus en plus de 20 ans de carrière journalistique. Il est impossible de chiffrer ce phénomène ; d’autres paramètres de mesure de la violence devraient peut-être être utilisés, mais il ne fait aucun doute que ces conditions font que nous vivons au Chiapas l’un des pires moments en termes de liberté d’information et d’expression. »
Défendre le droit de migrer est également source d’agression. Les organisations criminelles opérant au Chiapas utilisent la traite d’êtres humains, en particulier celle des personnes en déplacement, comme l’une de leurs principales sources de revenus. Ceux qui osent défendre la dignité des personnes en déplacement et dénoncer les violations des droits humains et les violences à leur encontre se retrouvent dans le collimateur d’organisations criminelles violentes. Malheureusement, depuis début 2023, les menaces à leur encontre se sont concrétisées à plusieurs reprises.
Le Frayba, comme d’autres organisations, défenseur.e.s des droits humains et journalistes, a été la cible de multiples incidents de sécurité. Il a fait l’objet de propos désobligeants de l’ancien président Andrés Manuel López Obrador (AMLO) lors de ses conférences de presse matinales. Cette situation est extrêmement préoccupante, car ce type d’accusations touche un public extrêmement large et peut influencer le reste de la société. Tout cela réduit le coût politique des menaces ou attaques potentielles contre lw Frayba, d’autres organisations, les défenseur.e.s des droits humains et, en général, la société civile organisée.
Violence criminelle et impacts sur la population
Le rapport fait état de l’augmentation de la présence criminelle au Chiapas, notamment dans la zone frontalière, ainsi que de la domination croissante de zones clés pour le contrôle des routes de la traite des êtres humains, du trafic de drogue et de l’exploitation illégale des ressources naturelles, entre autres. Cette situation s’est accompagnée de la capture de structures civiles et organisationnelles ; de la formation de leurs propres organisations ; et de l’usurpation des structures de pouvoir locales, notamment communautaires, communales et municipales, afin de déterminer l’élection de leurs représentants.
Parmi les autres formes de contrôle, outre l’impact des confrontations directes entre groupes criminels, on a identifié des stratégies de recrutement, persuasives et forcées ; des violences sexuelles ; le contrôle et la restriction de la circulation (narco-barrages) ; la restriction des services et des pénuries comme moyen de pression.
« Alors que l’attention s’est principalement portée sur la frontière avec le Guatemala, la tendance est à l’expansion du conflit et, par conséquent, au transfert des méthodes de contrôle de la population vers d’autres régions, dans le but d’ouvrir et de maintenir des voies de passage pour la criminalité », a averti le Frayba.
“À ce jour, il est impossible d’évaluer quantitativement les conséquences sociales de ces tendances. Des milliers de personnes déplacées restent anonymes par peur, craignant toujours de partager leur témoignage, sans que l’État ne manifeste un véritable intérêt. Des cas de disparitions, de meurtres, de violences sexuelles ou de recrutement sont aussi maintenus sous silence. Tout cela entraîne également de graves impacts psychologiques sur ces mêmes populations, avec des conséquences sur le tissu social », a-t-il également dénoncé.
La continuité de la guerre contre les peuples autochtones

Présentation du rapport « Le Chiapas, au milieu de la spirale de la violence armée et criminelle » © Frayba
Le rapport met en évidence plusieurs tendances préoccupantes qui démontrent la continuité de la stratégie de guerre contre les peuples autochtones dans les territoires ou le Frayba travaille.
Le Centre affirme que le pacte d’impunité persiste dans les cas de violations des droits humains et qu’une absence « délibérée » de structures gouvernementales est observée, permettant au crime organisé d’étendre son contrôle territorial. « Ces actions sont menées de manière préméditée, tolérée et avec la complicité des institutions », dénonce-t-il. Il indique également que, durant la période couverte par le rapport, les forces armées ont joué le rôle de simples observateurs des attaques contre les peuples autochtones, tandis que des acteurs non étatiques, comme le crime organisé, exerçaient leur pouvoir et instauraient un climat de peur et de terreur au sein de la population.
Le rapport analyse également la dépossession territoriale continue des communautés autochtones, avec la modernisation de projets néolibéraux tels que « Le Sud existe aussi », le Plan Puebla Panama et le Projet Mésoamérique, qui s’accompagnent de la criminalisation de ceux qui luttent contre ces projets.
Le Frayba mentionne l’utilisation des programmes sociaux comme outil clientéliste pour éviter la résistance. Ces programmes « adoptent une perspective de domestication totalement individualiste et capitaliste, et s’opposent aux formes d’organisation collective et aux assemblées communautaires dans le processus décisionnel des communautés où elles définissent leurs projets de vie ». Cela a conduit à la destruction de l’organisation communautaire et à de nouvelles fractures du tissu communautaire.
Un avenir encore incertain
Le rapport couvre la période précédant les changements de gouvernement au Chiapas (avec l’arrivée du nouveau gouverneur Eduardo Ramírez Aguilar) et au niveau fédéral (avec Claudia Sheinbaum). Il met en évidence les principaux enjeux auxquels les nouvelles autorités devront faire face.
Lors des conférences de presse et des interviews avec les médias lors desquelles Frayba a présenté le rapport, le Centre a partagé quelques réflexions sur les changements stratégiques induits par les changements de gouvernement : « Pour que nous puissions vivre en paix dans les territoires, vivre dignement et assurer la sécurité des peuples et des communautés, il faut aller au-delà de la militarisation et de la création de groupes policiers et militaires spéciaux », a déclaré Frayba. Il a également déclaré : « Il est important d’insister sur le fait qu’il n’y aura pas de paix tant que les groupes armés liés au crime organisé, liés aux groupes de pouvoir enracinés depuis des décennies dans l’état du Chiapas, ne seront pas démantelés, poursuivis et désarmés. (…) La paix n’est pas une pause ou un répit avec moins de confrontations ; il s’agit de construire des processus de justice. »
« Comme des rivières souterraines, les chemins de la liberté se croisent toujours. »
Dans son rapport, malgré la complexité et la violence du contexte, le Frayba ne perd pas espoir en un autre horizon et suggère quelques pistes pour y parvenir : « L’essentiel est de créer des conditions de la paix, afin que les communautés puissent reprendre leur vie quotidienne de manière pacifique, qu’elles puissent poursuivre et construire leurs projets de vie, fondés sur leur culture et leur identité, pour une paix qui bouge, qui se transforme, qui s’étend, qui imprègne les recoins les plus reculés du territoire.»
Pour y parvenir, il affirme : « L’essentiel est de promouvoir une capacité organisationnelle ouverte, de reconquérir les espaces cédés du fait de la la peur. Il existe de nombreuses façons de défendre la vie sur les territoires. (…) L’essentiel est de reconstruire le tissu social de la communauté.»
Il détaille plusieurs pistes pour y parvenir : construire des relations différentes, fondées sur la dignité, le respect mutuel et la justice ; avoir des principes de non-polarisation, ne pas générer de divisions dans nos environnements ; promouvoir le dialogue par l’écoute et la construction d’une pensée collective ; reconnaître la diversité comme une source de richesse dans les relations humaines ; reconstruire les processus de confiance et de cohésion sociale ; se rassembler en reconnaissant les différences dans l’action politique pour promouvoir des mouvements ouverts et de grande envergure pour retrouver notre humanité ; favoriser l’harmonie et embrasser le Lekil Cuxlejal, la « bonne vie » en Tseltal pour tous et toutes.